Loups gris
: enquête sur les soldats d'Erdogan en Europe
Le
mouvement ultranationaliste – violent, antisémite, antikurde, antiarménien –,
pilier du régime turc, s’infiltre discrètement au sein des États membres.
Deniz Poyraz avait 20
ans. Elle a été assassinée, le 17 juin, après une attaque armée contre les
locaux du parti prokurde de Turquie (HDP) à Izmir, où elle travaillait.
L'assaillant, Onur Gencer, a fait feu sur la jeune femme qui s'est trouvée sur
son chemin parce qu'il « haïssait le PKK [Parti des travailleurs du
Kurdistan, auquel le HDP est accusé d'être lié, NDLR] depuis son enfance ».
Le terroriste, âgé de 27 ans, a ensuite essayé d'incendier le bâtiment, avant
d'être maîtrisé par la police. Sur les réseaux sociaux, il se présentait comme
un militant nationaliste turc, amateur de slogans patriotiques et de postures
viriles, arme de guerre en main. L'an dernier, il s'affichait « en service
» dans le nord de la Syrie, au côté des soldats turcs et de leurs
supplétifs islamistes. Près de Manbij, dans la région d'Alep sous contrôle
turc, il posait fièrement devant le drapeau rouge orné d'un croissant et d'une
étoile, bras tendu et doigts joints pour former une tête de loup.
« Patriotes » et « idéalistes ». Ce
signe des Loups gris, version turque du salut fasciste, témoigne de
l'appartenance au mouvement « idéaliste » (ülkücü), un courant d'extrême droite
violent, militariste, nationaliste, antisémite, antikurde et antiarménien fondé
dans les années 1960 par le colonel Alparslan Türkes, un admirateur des régimes
fascistes européens. Ses militants sont appelés Loups gris par leurs
adversaires mais eux se définissent comme « patriotes » et «
idéalistes ». L'idéal en question est celui d'une grande Turquie, d'une
union des peuples touraniens, les peuples de sang, de race et de langue turcs.
En France, Ahmet Cetin, le provocateur de Décines, se réclamait de ce
courant idéologique. « En Turquie comme dans la diaspora en Europe, les
"idéalistes" occupent un espace de plus en plus important, y compris
parmi les étudiants de l'université de Strasbourg », juge un
enseignant-chercheur spécialiste de la Turquie, sous couvert d'anonymat. «
C'est un mouvement extrêmement discipliné qui, en 2016, a suivi son chef,
Devlet Bahçeli, lorsque celui-ci a scellé une alliance avec le président Recep
Tayyip Erdogan », poursuit-il. Depuis 2016, la « maison mère » des Loups
gris, le MHP (Parti d'action nationaliste), forme une coalition avec le parti
islamiste présidentiel, l'AKP. Son influence n'a cessé de croître au sommet de
l'État. « On le sait aussi très proche des services secrets turcs et de la
mafia », poursuit le professeur d'université. Cela permet à ce mouvement d'agir,
le plus souvent en toute impunité. La menace est telle qu'elle inquiète de
nombreux pays membres de l'UE, et le Parlement européen réclame son
interdiction.
Idéologie. Le 4 novembre 2020, la
France a été la première à prendre des sanctions. Un décret a prononcé la
dissolution du « groupement de fait dénommé Loups gris ». Le mouvement y est
qualifié de « paramilitaire et ultranationaliste ». Le décret précise
qu'il est « présent dans plusieurs pays européens, s'identifie au travers
de symboles communs, tels que sa dénomination, ses slogans, le drapeau aux
trois croissants ainsi qu'un geste de la main symbolisant le loup, signe de
ralliement des sympathisants de l'extrême droite nationaliste turque ».
Mais le texte reste flou sur les structures associatives et les « foyers » qui
propagent cette idéologie. La Turquie a dénoncé « une décision provocatrice
»« prise à la hâte », enfreignant « la liberté d'expression ». «
Il n'existe pas de groupement appelé Loups gris », se défend le ministère
turc des Affaires étrangères, qui met en cause « les menaces de la diaspora
fanatique arménienne ». Actif depuis un demi-siècle et organisé autour
d'une hiérarchie stricte, souvent camouflé derrière des associations à but
culturel, le mouvement ultranationaliste possède des représentations à travers
le continent. « Mais l'appartenance à cette mouvance est très difficile à
caractériser, juge l'universitaire turcologue. Ils sont très discrets
et leurs idées sont insaisissables pour un observateur extérieur non averti.
»
L'Euope en alerte. Le débat français
trouve un écho dans d'autres pays de l'UE. En Allemagne, qui compte la plus
forte communauté turque d'Europe (2,7 millions de personnes), le « mouvement
idéaliste » (ülkücü hareketi) est bien décrypté. Implanté depuis 1978,
il chapeaute plus de 170 associations réparties sur tout le territoire. Depuis
2016, il s'est fait le relais de la politique d'Ankara au sein de la diaspora.
Il fait la promotion d'un « nationalisme ethnique incitant à la haine […]
en particulier contre les Kurdes, les Arméniens, les alévis et les juifs »,
souligne un rapport publié en avril par le Comité juif américain (AJC) de
Berlin. Ses militants, souligne le Comité, sont responsables de nombreux
assassinats en Turquie et en Allemagne depuis les années 1970. Le député Cem
Özdemir (Verts), d'origine turque, dénonce leur action néfaste depuis de
longues années. Sous son impulsion, un groupe d'élus a déposé une motion au
Bundestag en novembre pour interdire les extrémistes turcs, au nom de la lutte «
contre le racisme et le nationalisme ». « Les gouvernements ont
longtemps traité les organisations "idéalistes" comme un innocent
mouvement folklorique. Or on peut observer qu'elles diffusent en Allemagne des
opinions radicales qui ne peuvent plus être tolérées », estime la députée
Irene Mihalic (Verts). L'Office fédéral de protection de la Constitution (BfV)
- le service de renseignement intérieur allemand - alerte chaque année dans son
rapport sur la présence de militants turcs radicaux, structurés et regroupés
dans des dizaines d'associations. Selon une estimation prudente, ils seraient
au moins 18 500, ce qui en ferait le mouvement d'extrême droite le plus
puissant d'Allemagne, plus nombreux que les militants néonazis, souligne
l'universitaire Kemal Bozay, auteur du rapport pour l'AJC. La Belgique et les
Pays-Bas aussi s'interrogent après avoir longtemps laissé l'extrême droite
turque peser sur l'échiquier politique local. Un élu du Parti socialiste
francophone belge, Emir Kir, bourgmestre de la municipalité bruxelloise de
Saint-Josse, tenait auprès de ses électeurs turcophones des discours aux
accents identitaires et nationalistes, et il entretenait, au pays, des
relations politiques troubles avec les Loups gris. Il fut exclu de son parti en
2020. L'Autriche, elle, a banni les signes d'appartenance à la nébuleuse
nationaliste, en 2019, sans toucher aux associations. Mais aujourd'hui, le
Parlement européen veut aller plus loin en préconisant aux États membres
d'inscrire les « idéalistes » sur la liste des mouvements terroristes.
Infiltrés. L'organisation
quadrille tout le territoire européen. En France, le mouvement extrémiste s'est
installé sans bruit, à pas de loup. « Je me suis intéressé aux
organisations nationalistes il y a une trentaine d'années, se
souvient l'historien Étienne Copeaux. J'ai assisté, dans une salle
paroissiale de Colmar, à un meeting des Loups gris camouflé en fête de mariage.
Les discours étaient enflammés mais ils arrivaient à dissimuler leurs idées
politiques aux regards extérieurs. » Discrètement, les « foyers idéalistes
» ont essaimé partout où se sont installées des communautés turques : à
Strasbourg, mais aussi à Metz, Lyon, Bordeaux, Grenoble, Nantes… Ou encore dans
de plus petites villes, Brive-la-Gaillarde, Annecy, Montereau-Fault-Yonne…
Malgré l'interdiction des Loups gris l'an dernier, ces
structures n'ont pas été dissoutes. Leur nom français ne laisse rien apparaître
de leur idéologie radicale. Difficile de s'imaginer que l'Association de
l'amitié franco-turque de Gagny, qui vient d'organiser sa kermesse annuelle
avec la bienveillance des autorités municipales, est en réalité l'un des
principaux foyers de Loups gris en région parisienne. Le 19 juin, à l'heure du
déjeuner, quelques familles étaient venues prendre un thé ou déguster un
gözleme (épaisse crêpe salée) dans la cour du pavillon qui sert de siège
associatif et de salle de prière. Des fanions du MHP accrochés à un mur et la
banderole de la Fédération turque étaient les seuls symboles politiques.
Organisation
tentaculaire. Rompus à la dissimulation, les Loups gris sont
organisés comme une armée romaine, avec à leur tête un « guide suprême » (basbug).
À la mort du fondateur révéré Alparslan Türkes, en 1997, c'est Devlet Bahçeli
qui a endossé ce costume. En dessous de lui, des chefs de meutes (reis), des
centurions et des légionnaires. Dévotion et obéissance structurent cette
pyramide. Au sommet de la hiérarchie européenne, l'Avrupa Türk Konfederasyon
(confédération turque d'Europe) a son siège à Francfort, où se trouve aussi
l'imprimerie, chargée de la propagande militante et de l'édition européenne du
journal du mouvement nationaliste, Türkiye (la Turquie), distribué
dans toute la diaspora. À l'échelon inférieur, la Türk Federasyon, ou
Fédération turque, possède une direction dans chaque pays. Localement, elle
gère des dizaines d'associations, des « foyers idéalistes » (ülkü ocaklari)
qui constituent les cellules militantes. Ces associations disposent parfois
d'une salle de prière ou d'une mosquée. Elles organisent les mariages, des
camps de jeunesse, maintiennent un lien étroit avec la mère patrie et avec
l'idéologie nationaliste et panturquiste… Elles font venir les députés turcs du
MHP, relais de l'influence d'Ankara, et organisent des meetings, exclusivement
en turc. Les murs des foyers sont ornés de slogans, de drapeaux ottomans aux
trois croissants de lune, un symbole des ultranationalistes, et des portraits
d'Alparslan Türkes, que les nazis surnommaient « le Führer du panturquisme ».
Ces associations (dernek) ont une double fonction, politique et
sociale, pour les familles sympathisantes.
Façade. Le siège de la Fédération
turque de France (FTF), vitrine en diaspora du MHP, est un bureau discret dans
une tour de verre à Pantin (Seine-Saint-Denis). À sa tête, Orhan Ilhan, 51 ans,
un entrepreneur en maçonnerie venu de Metz. Depuis le décret Darmanin de
novembre, il tient ses troupes pour éviter des mises en accusation. « Nous
exhortons nos associations, nos adhérents et nos citoyens à ne pas répondre aux
provocations et à éviter toute attitude ou tout comportement susceptibles de
troubler la paix et l'ordre social », écrit-il le lendemain dans un
communiqué. Les Loups gris font profil bas. Cela n'a pas empêché des descentes
de gros bras menaçants et des affrontements, parfois violents, à Lyon et en
région parisienne, avec des militants kurdes pro-PKK. Selon son président,
Orhan Ilhan, la Fédération turque agit « en harmonie avec les lois
françaises ». « L'ensemble de nos activités et de nos actions a été
mené dans un environnement démocratique », assure-t-il. Mais dans ses
principes mêmes, l'organisation porte une contradiction majeure. Elle défend
avant tout les intérêts de la Turquie. C'est même une profession de foi pour le
mouvement nationaliste turc : « La patrie d'abord ! »« Cela ne peut que
provoquer les démocraties occidentales », juge Habib Yalçin, écrivain
nationaliste turc et fin connaisseur des réseaux idéalistes de la diaspora. C'est écrit noir sur blanc. « L'article
6 du statut de la Fédération turque d'Allemagne dispose que, "si les
intérêts des États turc et allemand se heurtent, la Fédération turque prend
position en faveur de la Turquie". C'est le même principe dans tous les
pays », écrit Habib Yalçin.
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