Simone Veil : une vie de combats
ARCHIVES. En 2007, à l'occasion de la parution de son
autobiographie, Simone Veil s'était confiée au "Point". Interview
d'une femme d'expérience et de combats.
Avez-vous toujours su que vous
publieriez vos Mémoires ? Simone Veil : Oui. Il y a longtemps que j'y travaillais. Mais j'ai eu trop d'activités successives qui m'obligeaient à garder une certaine réserve. Aujourd'hui, je n'ai plus de responsabilités publiques ; je suis entièrement libre d'exposer mon regard critique sur l'histoire et sur la société. Peu d'hommes ou de femmes ont eu, je crois, autant d'expériences diverses que moi - j'ai été magistrate, ministre, présidente du Parlement européen, membre du Conseil constitutionnel et de très nombreuses commissions officielles ; et, bien sûr, il y a eu la déportation, qui a contribué à former mon jugement sur la vie et sur les hommes.
À vous lire, votre regard semble empreint de pessimisme. Votre captivité à Auschwitz vous a-t-elle rendue définitivement sceptique sur la nature humaine ?
Je ne me sens pas pessimiste. Je crois être une optimiste, mais dénuée d'illusions. J'ai gardé de cette expérience terrible la conviction que certains êtres humains sont capables du meilleur et du pire. Mais on a beaucoup dit, par exemple, qu'il n'y avait aucune solidarité dans les camps : c'est faux. Nos conditions de détention étaient épouvantables et, c'est vrai, on ne se laissait pas voler sa soupe. J'étais même obligée de défendre ma mère. Mais il y avait bien plus d'entraide qu'on aurait pu en attendre dans une situation aussi dramatique. Aujourd'hui encore, mes deux plus proches amis sont des personnes que j'ai connues là-bas. Quand on se retrouve, on ne se dit pas « C'est affreux ce qu'on a vécu », mais plutôt : « C'est formidable qu'on s'en soit sorti. » Nous portons en nous ce passé, la disparition de nos proches, mais être là, c'est une victoire que nous devons à l'énergie et au désir de vivre. Au camp, nous avions l'habitude de dire : « Ceux qui rentreront, il faudra qu'ils racontent. Mais il faudra aussi qu'ils vivent. » Beaucoup l'ont fait. Je l'ai fait.
Témoigner était nécessaire, mais vous dites qu'à votre retour les rescapés avaient du mal à se faire entendre.
Après la Libération, les responsables politiques - le général de Gaulle en tête - ont prôné la réconciliation des Français. On pouvait en effet le comprendre. Mais, pour les déportés, ce choix s'est traduit par une impossibilité de faire admettre ce que nous avions vécu ; c'était une forme d'ostracisme qui ajoutait à nos souffrances. Il nous fallut supporter cela en plus. Moi-même, je n'ai jamais parlé du camp avec mon mari. Je ne lui en veux pas, je sais que c'est par amour pour moi : c'est trop dur pour lui de penser que j'ai connu une telle horreur. Quand je donne des conférences sur le sujet, il reste dehors.
Vous affirmez qu'être une femme vous a sauvé la vie...
Pour une raison concrète : les déportés qui arrivaient à Auschwitz étaient passés par Drancy, ou avaient séjourné un an ou deux dans des ghettos de l'Est : ils étaient en très mauvais état. Moi, je m'y suis retrouvée presque aussitôt après mon arrestation, à Nice, en 1944 : j'avais 16 ans, j'étais en bonne santé ; on me remarquait. C'était d'ailleurs pénible : on m'observait des pieds à la tête, certains me touchaient... J'en ai gardé une horreur de la promiscuité : me trouver dans une file de cinéma m'est insupportable. Mais cela a eu aussi un bénéfice : j'ai été protégée par une femme kapo, une ancienne prostituée, je crois, qui m'a dit : « Tu es trop jolie pour mourir ici. » Grâce à elle, j'ai été envoyée - avec ma mère et ma sœur - dans un petit camp voisin d'Auschwitz, où le régime était moins dur. Elle ne m'a rien demandé en échange. Son attitude envers moi a toujours été un mystère. À la libération du camp, elle a été pendue par les Britanniques.
Cet exemple, comme d'autres, vous conduit à relativiser vos jugements sur cette période. Il convient, écrivez-vous, de « moduler l'opprobre » pesant sur le régime de Vichy. Que voulez-vous dire ?
Il est aussi faux de présenter la France de cette époque comme entièrement vouée à la collaboration que de faire de tous les Français des résistants. Ce que je veux dire, c'est que l'extermination des juifs a été bien plus massive dans les autres pays occupés - entre 80 et 90 % aux Pays-Bas ou en Suède. En France, la déportation a concerné un quart de la population juive ; et, sur 75 000 déportés, 25 000 sont revenus des camps. Bien des Français ont protégé des juifs ou gardé le silence sur ceux qui les cachaient. Je souhaite qu'on ne l'oublie pas. Avant d'être arrêtée, j'ai moi-même été hébergée à Nice par une famille qui n'avait aucune raison de le faire. Il faut aussi se rappeler qu'au moment de la rafle du Vel d'Hiv 13 000 personnes ont été arrêtées sur 23 000, ce qui veut dire que beaucoup ont été prévenues par les commissariats. C'est pourquoi je dis qu'il faut faire la part des choses et ne pas accabler les Français, comme l'a fait Marcel Ophuls dans son film Le Chagrin et la Pitié.
Au point de vous être opposée à sa diffusion quand vous siégiez au conseil d'administration de l'ORTF !
C'est exact. Je trouvais que le film présentait une caricature honteuse de l'attitude des Français sous l'Occupation. Ses producteurs voulaient le vendre - très cher - à la télévision publique avant sa sortie au cinéma. J'ai dit que je démissionnerais si leur souhait était exaucé et que je ferais savoir pourquoi. Mon point de vue l'a emporté.
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Une femme d'exception qui a marqué l'histoire contemporaine de notre pays et a fait beaucoup pour les femmes en dépoussiérant énergiquement le monde des hommes et politiciens bornés d'un autre âge !
Et qui surtout mettait les êtres humains au-dessus de tout, alors que trop encore font peu de cas de l'humanité homme/femme/enfant, comme c'est le cas hélas actuellement dans le monde !
Jdeclef 01/07/2017 09h47
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