Thierry
Lentz : « Les élites ont souvent le Napoléon honteux »
250 ANS DE
NAPOLÉON. Le directeur de la Fondation Napoléon évoque l'héritage et la mémoire
de l'empereur, « point fort de la mémoire nationale ».
Il y a 250 ans, Napoléon naissait en Corse. Le début
d'une aventure quasiment unique dans l'Histoire de France : un homme parti
de presque rien allait gravir les échelons un à un pour diriger la France, puis l'Europe au grès des victoires
militaires et finir, après un revers belge, seul sur une île perdue dans
l'Atlantique. Près de deux siècles (198 ans exactement) après sa mort à
Sainte-Hélène, Napoléon fascine encore : génie pour les uns, tyran pour
les autres. Mais que représente l'empereur pour les Français ? Entretien
avec le directeur de la fondation Napoléon, Thierry Lentz.Le Point : Deux cent cinquante ans après sa naissance, qu'est-ce que Napoléon a encore à nous dire ?
Thierry Lentz : Même si l'historien rechigne toujours à parler du passé au temps présent, Napoléon a encore bien des choses à nous dire. Sur lui-même et son « exceptionnalité », sur la France, sur ce qu'est un gouvernement, sur ce qu'est la décision politique. Il est, qu'on le veuille ou non, un point fort de la mémoire nationale, et pas seulement pour le souvenir des guerres et de sa « gloire ». L'homme, d'abord. Il n'était pas sans défauts, sa marche ne se fit pas sans erreurs, d'ailleurs sanctionnées par sa vertigineuse chute, mais il est un personnage qui dépasse largement la comptabilité de ses faits et gestes ou l'étude de ses comportements domestiques. La France et, sans doute, l'humanité ne produit que rarement de tels dirigeants, avec la tête bien faite, un projet, un système de pensée dont il ne s'éloigne pas, un homme de synthèses et d'innovation, un gouvernant qui sait ce qu'il veut, qui le fait, non pas seul, mais en donnant à toute une génération les moyens de participer à l'œuvre. Un génie et un chef d'État-manager dans le même homme.
N'oublions jamais les circonstances dans lesquelles il accède au pouvoir : guerre extérieure, guerre intérieure, finances à sec, désorganisation complète de l'appareil d'État, plus de 100 000 Français encore en émigration. En deux ans, tout est en voie d'être résolu, par l'idée, celle de la synthèse possible entre l'ancien et le nouveau, mais aussi par l'action, le sens de la décision, la rigueur de gestion des hommes et des choses. La suite est, à l'intérieur, l'affermissement de ce qui a été créé si vite et dont des pans entiers structurent encore notre pays et quelques-uns de nos voisins. À l'extérieur, la France est, en 1802, en paix avec tout le monde et sa prépondérance en Europe est assurée. Ce qui est en cause dans ce domaine n'est pas seulement l'ambition d'un homme, mais un projet commencé deux siècles plus tôt. Napoléon est celui qui a été le plus près de le mettre en œuvre… et sans doute, après les grandes victoires des années 1800-1807, a-t-il eu les « les yeux plus gros que le ventre ».
Mais sa chute est aussi celle d'une ambition française que nous n'avons plus jamais eu l'occasion de reprendre et, encore moins, de faire aboutir. Deux cents ans après, comme disait de Gaulle, on ne « marchandera » pas cette grandeur-là. Ceci étant, malgré Waterloo, le projet social a continué à marquer l'Europe entière. Car, en politique, Napoléon est l'homme de l'égalité, de la non-confessionnalité de l'État, de la rigueur administrative et financière, de l'autorité (qui ne fut pas une dictature, comme le récitent ceux qui croient pouvoir résumer la complexité du monde dans des slogans), du gouvernement qui fait (vraiment) ce qu'il dit. Nous en sommes encore marqués, malgré la baisse d'influence de l'État due à une décentralisation qui n'est plus pensée et peut aboutir au retour des féodalités, malgré les réformes incessantes et désordonnées du droit civil, malgré l'émergence d'une autre façon de gouverner, due bien sûr aux temps qui changent, à la primauté théorique du régime représentatif et à l'omniprésence d'une soi-disant opinion, créée en réalité autour de quelques oukases, mais aussi à la catégorie des hommes qui sont formellement ses successeurs. Sans entrer dans quelque polémique que ce soit, il suffit de dire que le gouvernement napoléonien est un gouvernement qui a un projet pensé et cohérent, qui s'y tient et se donne les moyens de le mener à bien, qui croit en l'État comme animateur et arbitre suprême des tensions sociales et qui sait décider, pour s'apercevoir que les temps ont tout de même un peu changé.
Garde-t-il toujours une popularité dans la mémoire collective ?
Au poste d'observation où je suis placé, je suis frappé par la
popularité de Napoléon et de son œuvre, dès que l'on creuse un peu au-delà de
la superstructure, frileuse et assez largement influencée par les lieux communs
qui conviennent parfaitement à sa paresse intellectuelle. L'édition
napoléonienne se porte bien, les lieux napoléoniens sont très visités, les
événements concernant la période impériale ont un succès fou, les salles de
colloques et de conférence ne désemplissent pas, etc. Et ces publics ne sont
pas là pour crier « Vive l'Empereur ! », ce qui n'aurait guère
de sens, mais pour comprendre, apprendre, savoir, revivre une expérience
(200 000 spectateurs au bicentenaire de Waterloo !), tout prétexte
qui ne sont pas mauvais, je crois. Quant aux élites, pour les croiser parfois,
je m'aperçois que chacun a son petit Napoléon dans la tête, sans parler de ceux
qui pourraient penser l'être. Elles ont souvent le Napoléon honteux, caché au
fond de leur bibliothèque. Il en est au fond ainsi de tous les sujets
historiques qui obligent à penser un peu plus loin que le bout de son nez ou de
ses espoirs électoraux.
« Napoléon
est le personnage historique le plus consulté sur Google après le Christ »En 2005, le gouvernement français n'avait pas célébré les 200 ans d'Austerlitz. Cette année encore, les festivités vont être limitées. Comment expliquer cette attitude ? Napoléon fait-il honte ?
Ce que vous dites sur 2005 est absolument vrai. Le président Chirac a fait annuler systématiquement toutes les manifestations dépendant de l'État… ce qui n'a nullement empêché les commémorations, y compris d'une certaine ampleur. Mais au fond, lorsqu'on voit comment ont été organisées certaines manifestations du centenaire de la Première Guerre mondiale – événement cyclotouriste à Sarajevo en 2014 pour le centenaire de l'assassinat de François-Ferdinand, les jeunes Franco-Allemands qui s'égayent sur les tombes de Verdun avec un président français et une chancelière allemande qui se régalent à faire des selfies, le refus d'inscrire le traité de Versailles dans les commémorations, etc. –, on se demande s'il ne vaut pas mieux faire les choses sans l'État en tant que tel. C'est un constat triste, mais inévitable. Napoléon fait partie de notre histoire, de notre mémoire, pour le meilleur de ce qu'il nous a donné aussi bien que pour ce qu'il n'a pas bien fait. C'est le sens de toute commémoration. Ceux qui connaissent l'histoire et ont du bon sens n'ont pas besoin d'un comité Théodule qui imposerait un « consensus » qui ne serait qu'une vision délavée et sans saveur.
Le fait que la Fondation Napoléon ait lancé une souscription pour les lieux de mémoire de Napoléon prouve-t-il un désintérêt des pouvoirs publics ?
Absolument pas. Dans les administrations, nous n'avons rencontré que des personnes motivées et prêtes à soutenir de tels projets que les budgets habituels ne pouvaient prendre intégralement en charge. Cela a été le cas lorsque nous avons travaillé avec le ministère des Affaires étrangères sur les Domaines nationaux de Sainte-Hélène : je dirais même que nous avons eu un vrai plaisir de « faire » avec eux. Cela s'est encore produit lorsque nous avons aidé les Archives nationales à restaurer des fonds napoléoniens précieux. C'est encore le cas avec le Musée de l'Armée pour la souscription en cours pour la restauration du tombeau de l'Empereur et des monuments napoléoniens des Invalides. La leçon en est qu'il faut toujours s'adresser à ceux qui ont concrètement la gestion du patrimoine en charge. Ils savent de quoi il s'agit et ce qui est nécessaire.
Les élèves vont découvrir un peu mieux Napoléon
Savez-vous ce que pense le président de la République de la figure de Napoléon ? Certains font des parallèles entre les deux personnages...
Comme tout le monde, j'ai noté que, pour leurs premières visites, le président Poutine a traversé la galerie des batailles de Versailles (Austerlitz, Friedland !) et que le président Trump a été reçu aux Invalides… où le président Macron s'est mué en guide, ce qu'il montre qu'il connaissait son sujet. Ces gestes ont retenu l'attention. Je m'étais dit que ce chef de l'État – le premier venant es-qualité au Tombeau de Napoléon depuis 1870 – avait entendu ce que beaucoup pensent : connaissons l'histoire dont nous sommes les héritiers et le produit… et soyons-en fiers, sans en rien cacher, bien sûr, mais sans autoflagellation permanente. J'ai aussi noté qu'il avait rectifié quelques propos trop rapides de sa campagne électorale sur la culture française et la colonisation. J'en déduis qu'il connaît et, probablement, aime l'histoire du pays qu'il dirige. Je crois aussi que, même si un président ne devrait s'en soucier qu'à la marge, il doit composer avec la superstructure, l'ambiance de notre époque, qui fait que tout vaut tout et rien ne vaut rien, et l'absence manifeste de culture historique de ceux qui l'ont accompagné dans ses hautes fonctions. En ce sens, le départ de son cabinet d'un homme aussi profondément attaché à notre histoire que Sylvain Fort ne peut qu'être regrettée. Elle participe peut-être au flou qui règne sur ces sujets en ce moment.
Napoléon va faire un retour au premier plan dans les programmes scolaires, notamment en classe de première (11 à 13 heures d'enseignement du thème : La Révolution française et l'Empire : une nouvelle conception de la nation). Comment doit-on analyser ce (petit) retour en grâce ?
Dans la grisaille, il y a en effet un rayon de soleil avec, enfin, un ministre de l'Éducation (Jean-Michel Blanquer, NDLR) qui soutient et anime un comité des programmes moins idéologique (rappelons-nous la novlangue frôlant le ridicule du précédent président du comité). Ils ont pris à bras-le-corps certains domaines, dont l'enseignement de l'histoire. Les élèves vont donc découvrir un peu mieux Napoléon, mais aussi tout le XIXe siècle français qui était quasiment passé à la trappe. Leur surprise sera grande d'apprendre qu'il s'est passé quelque chose en France entre 1800 et 1870, en dehors de la conquête de l'Algérie ! On doit s'en réjouir et appuyer ces louables efforts, malgré la mauvaise humeur proverbiale de certains enseignants. Notre fondation a d'ailleurs mis en ligne sur le site napoleon.org quantité d'outils qui pourront servir aux professeurs dont beaucoup n'ont guère eu de cours lors de leurs études sur le Consulat et l'Empire, la Restauration et la monarchie de Juillet.
Y a-t-il encore des choses à découvrir sur Napoléon ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire