On ne transige pas avec la liberté d'expression
Nul sujet ne mérite d'être censuré sous prétexte qu'il pourrait générer
des frilosités chez des individus fragiles ou sensibles ou dans certaines
communautés.
Fin novembre, la panique s'emparait du géant de l'édition Penguin
Random House à l'annonce de la parution, par Knopf Random Canada Publishing
Group – sa filiale canadienne –, du nouveau livre de Jordan Peterson,
psychologue clinicien et enseignant à l'université de Toronto. Peterson s'est
fait connaître du grand public en 2016 en publiant plusieurs vidéos
sur YouTube critiquant une loi canadienne qui, selon lui, allait obliger ses
concitoyens à utiliser sur demande des pronoms non genrés. Sa franche opposition
au politiquement correct lui vaudra admiration et notoriété et le
transformera en paratonnerre de la guerre culturelle – une masse de fans
faisant de lui une icône de la résistance à l'autoritarisme et à la censure
rampante d'une certaine gauche, face à des détracteurs le vilipendant comme
transphobe et sectaire, voire comme un partisan du suprémacisme blanc.
Qui a peur de Jordan Peterson ?
Son combat contre le « politiquement correct »
En 2018, Peterson publiait son manuel de développement personnel, 12 Règles
pour une vie. Un antidote au chaos – best-seller dans le monde
entier – avant de se lancer dans une tournée internationale faite de
conférences aux salles combles rencontrant une cacophonie d'adulation et de
contestation. Aujourd'hui, après de graves problèmes de santé, Peterson est de
retour. Son nouveau livre, Beyond
Order : 12 More Rules for Life, promet de réitérer le succès
du précédent. Mais, certains employés de sa maison d'édition ne voyant pas les
choses sous cet angle, des réunions ont été organisées pour répondre à leurs
« préoccupations ». Elles se sont transformées en sessions
larmoyantes dénonçant le prétendu mal que le livre allait leur infliger, à
eux-mêmes ainsi qu'à d'autres.
Mutineries
On est loin de la première mutinerie émotionnelle à avoir émergé
dans le secteur privé, ces dernières semaines ou ces mois-ci, et qui ont laissé
les entreprises pour le moins perplexes. Des employés de Spotify ont ainsi menacé
de faire grève s'ils n'obtenaient pas un droit de regard sur les invités du
très populaire podcast de Joe Rogan. Le livre d'Abigail Shrier sur la
transidentité comme phénomène de contagion sociale, Irreversible
Damage : The Transgender Craze Seducing Our Daughters,
a quant à lui été, à la suite de plaintes, brièvement retiré des rayons des
magasins Target, avant d'y être rapidement remis après la campagne
d'indignation qui s'est ensuivie. Il y a aussi les étudiants de l'université de
Chicago qui ont voulu clouer au pilori le professeur Dorian Abbot parce
qu'il avait critiqué l'adoption de politiques dites de diversité et
d'inclusion, ainsi que le climat général de censure régnant sur le campus. Que
ce soit dans le milieu académique, l'édition, les médias ou ailleurs, les
exemples de ce type ne manquent pas. L'angoisse face à cette tendance a atteint
son paroxysme l'été dernier, et a conduit une centaine d'intellectuels à
signer une tribune dans le magazine Harper pour défendre la liberté d'expression et
d'examen (une initiative accueillie, elle aussi, par des protestations indignées).
150 intellectuels dénoncent une montée de la censure
culturelle
Stratégie
De plus en plus, les envies de censurer certains discours
controversés ou impopulaires pour des raisons affectives aboutissent à
exploiter ce que je qualifierais de « veto de la pleureuse » –
lorsque des personnes affirment qu'un individu ou que des écrits leur ont
provoqué angoisse, tristesse, colère ou frayeur, et font valoir un
« préjudice », voire une menace, à leur « droit
d'exister ». Débats et discussions raisonnables deviennent dès lors impossibles
tant la démarche de ces militants est aussi infalsifiable que férocement
émotive, et que ces dénonciations de prétendus périls sur leur sécurité et leur
bien-être sont baignées de pleurs et de manifestations d'épuisement et de
fragilité mentale. Sauf que c'est bien le débat public qui vire au malsain si
on permet à la proportion la plus sensible de la population de dicter
les limites du discours autorisé, et aux appels à l'émotion de supplanter
la solidité de l'argumentation comme stratégie de débat la plus efficace.
Le veto de la pleureuse est loin d'être une invention de la
gauche. De fait, la droite s'en est largement emparée afin de régler des
questions culturelles et politiques litigieuses. Ainsi, invoquer des menaces
pesant sur les femmes et les enfants a pu servir à interdire des films, des
jeux vidéo, des bandes dessinées, de la pornographie, et même l'apparition de
mannequins trop minces dans la publicité (ce qui risquerait de provoquer, en
l'absence de preuve concrète, l'anorexie chez les jeunes filles). En bref, la
gauche comme la droite sont d'accord lorsqu'il s'agit de vouloir interdire
certaines formes d'expression parce que quelqu'un, quelque part, en serait mort
ou s'estimerait blessé.
Non, le porno n'est pas un problème de santé publique
Piège
Affronter de telles effusions d'émotions exacerbées n'est pas
chose facile. Le participant à un débat qui rejette les coups d'éclat
larmoyants de son adversaire pourra passer pour un monstre de froideur et
d'insensibilité. Qu'importe qu'il ait raison sur les faits. Mais, d'un autre
côté, tolérer ce genre de comportement ne fait que l'encourager et l'aggraver,
et constitue également un abandon de l'argumentation raisonnée au profit du
chantage émotionnel – un scénario perdant-perdant pour celui qui argumente à
coups de faits et de chiffres. La pression sociale et l'envie de paraître
pleins de compassion et d'empathie peuvent nous empêcher de porter la
contradiction à des récits émotionnels. Sans compter que même demander des
preuves revient désormais – à tort – à étaler son pouvoir et ses privilèges,
alors qu'il n'en va que de la pierre angulaire de tout discours rationnel.
Le veto de la pleureuse pose également problème pour au moins
trois autres raisons. Tout d'abord, le recours à l'« expérience
vécue » est en contradiction avec de nombreuses recherches en psychologie
qui indiquent que les humains ont pour habitude de mal se souvenir, mal
attribuer, interpréter de manière sélective et/ou déformer (consciemment ou
inconsciemment) les informations afin de les faire coller à leurs récits
personnels. Ce qui n'invalide en rien la sincérité de chaque poussée d'émotion,
mais il est aussi désespérément naïf d'y voir un type de vérité plus
authentique ou faisant davantage autorité. Deuxièmement, dans la mesure où ces
stratégies renforcent pouvoir et capital social, il est inévitable que des gens
de mauvaise foi en viennent à les exploiter en s'inventant des malheurs
pour avancer leurs pions. S'il peut ne s'agir que d'une infime minorité, de
tels individus sont à même de faire de véritables ravages, et réussir à
distinguer les cyniques des sincères n'est pas toujours chose facile.
Troisièmement, de par leur nature même, les appels à l'émotion dégagent souvent
beaucoup d'agressivité, avec des opposants que l'on défie de remettre en question
la véracité de leurs doléances, rendant un retour de bâton inévitable.
Compromis
Évidemment, des anecdotes vérifiées par des faits ou des témoins
oculaires peuvent avoir leur utilité (même si l'on sait que ces témoignages manquent
en général de fiabilité), et notre disposition à l'écoute devrait toujours être
acquise. Mais cela ne veut pas dire confondre – a priori – récits et faits, et
ce, d'autant plus quand toute remise en question sceptique se voit marquée du
sceau du tabou. Alors, que faire face au veto de la pleureuse ? Les
réponses à cette question ne sont pas les mêmes selon que le contexte est celui
d'une prise de décision organisationnelle ou d'un débat public et culturel plus
large.
Tout d'abord, offrez aux employés mécontents l'indulgence d'une
porte de sortie. Après le tollé chez Penguin, d'aucuns ont conseillé de
licencier des réfractaires. C'est une erreur. Ces employés ont le droit
d'exprimer leurs opinions. Et, si la liberté d'expression des auteurs devrait
évidemment être primordiale dans une maison d'édition, nous ne devons pas pour
autant sacrifier celle de ses employés. Avec la société Coinbase, nous avons un
très bon exemple de réaction à avoir face aux pressions politiques d'une partie
du personnel : offrir à tout employé qui le souhaite une généreuse
indemnité de licenciement. Je crois savoir que peu d'entre eux l'ont finalement
acceptée. Des entreprises telles que Penguin ou Target, de même que les
universités, pourraient faire de même. On remet alors la décision entre les
mains de l'individu contrarié. Tout individu peut prendre de mauvaises
décisions sous le coup de l'émotion (une raison supplémentaire de ne pas donner
foi aux foules indignées) et lui donner un peu de temps pour réfléchir avant de
décider de la marche à suivre peut avoir son utilité.
Pourquoi les réseaux sociaux ne devraient pas s'occuper de censure
Ignorer Twitter
Deuxièmement, il faut que les entreprises prennent l'habitude
d'ignorer les réseaux sociaux et arrêtent de vouloir externaliser sur Twitter
leurs relations publiques ou leurs décisions éditoriales. Les réseaux sociaux
ont certes de nombreux avantages, mais ils peuvent vite se transformer en
cloaque d'indignation surjouée qui ne reflète en rien les préoccupations de
M. et Mme Tout-le-Monde. En août, la chaîne américaine de supermarchés
Trader Joe's a tout simplement balayé d'un revers de main le scandale suscité
par certaines de ses gammes alimentaires ethniques, accusées de racisme larvé
(Trader Ming's et Trader Jose's, par exemple), sans en subir la moindre
conséquence négative. Si les entreprises doivent évidemment prêter une oreille
aux préoccupations de leurs clients, celles-ci ne sont pas nécessairement bien représentées
par les campagnes belliqueuses fomentées par quelques activistes sur Internet.
Les firmes doivent se doter d'une colonne vertébrale assez solide pour ignorer
la grandiloquence morale de ce genre de personnes – car c'est la capitalisation
qui renforce le pouvoir des militants, pas l'indifférence.
Bari Weiss : « Pourquoi j'ai quitté le “New York
Times” »
Troisièmement, les entreprises doivent élaborer des politiques
claires en matière de liberté d'expression – que tous les employés devront
assimiler lors de leur embauche –, qui offriront aux managers une planche de
salut en cas de polémique.
Manipulation affective
La question du veto de la pleureuse est plus délicate lorsqu'elle
se pose dans le débat public. Que fait-on de la personne en larmes au
micro ? Selon la véracité du récit, les bonnes pratiques divergent.
Quelqu'un témoignant d'une expérience – bien documentée – de violences, de
sévices et autres maltraitances diffère de celui dont les déclarations ne sont
pas vérifiables. Ce qui ne veut pas dire qu'il s'agira toujours de mensonges
dans ce second cas, mais simplement qu'il est impossible de dire quelles
affirmations sont vraies ou non, lesquelles ont été déformées par des processus
cognitifs naturels et lesquelles sont des inventions en bonne et due forme.
Comment YouTube limite la liberté d'expression
Premièrement, face à un témoignage, faites preuve de compassion,
mais pas de crédulité ni de confiance à toute épreuve. En général, partir du
principe que votre interlocuteur est de bonne foi et lui offrir quelques mots
gentils peut être judicieux. Cependant, il faut aussi garder en tête qu'un
point de vue n'est pas une preuve. Et il faut également résister à la contagion
sociale qui nous pousse à célébrer des doléances simplement parce que d'autres
le font quand les « préjudices » invoqués sont invérifiables.
Certaines anecdotes personnelles peuvent exprimer du courage, mais d'autres
sont juste de la manipulation affective. Il peut être difficile de distinguer
l'un de l'autre. Nous devons retrouver un niveau raisonnable de scepticisme.
L'irrésistible attraction des « Fake News »
Approche destructrice
Deuxièmement, en matière de débat, nous devons élaborer de solides
normes civiles. Expliquer les difficultés qui surgissent lorsqu'on argumente
sur la base d'émotions ou d'anecdotes peut aider les gens à comprendre combien
une telle approche peut se révéler destructrice. Ainsi, peut-être que ces gens
réfléchiront à deux fois avant d'exposer leur expérience personnelle à la
contestation publique et à l'examen. Il faut aussi largement faire comprendre
que rien ne sera accepté comme un fait si une tentative d'authentification et
de vérification n'est pas permise. Les tabous décourageant le scepticisme face
aux expériences personnelles devraient eux-mêmes être découragés.
Cela pour nous permettre de mieux faire la distinction entre ceux qui
veulent informer un public et ceux qui cherchent à le manipuler afin d'exercer
un pouvoir par des moyens émotionnels.
Enfin, il nous faut décourager la méchanceté. Rien de ce que j'ai
écrit ici ne doit être interprété comme un soutien à la cruauté, à
l'impolitesse, à l'agressivité ou à l'incivilité. Même des anecdotes
personnelles peuvent être remises en question de manière charitable et ayant la
dignité de l'interlocuteur à cœur.
Ils ont nui à la liberté d'expression en 2020
Miroir
Si vous défendez l'autorité des plus sensibles d'entre nous à
censurer les autres, demandez-vous ce qu'il en sera quand cette même norme sera
utilisée par vos adversaires. Nous devons nous efforcer de rétablir des normes
plus claires pour le débat civil, et diminuer l'emprise des arguments émotionnels.
Presque invariablement, les émotions conduisent à de mauvaises décisions. Plus
vite nous l'admettrons et l'appliquerons dans notre discours public, plus vite
nous pourrons relever de formidables défis grâce à des discussions rationnelles
et empiriques sur les nombreuses et complexes questions auxquelles nous sommes
confrontés.
Jordan Peterson, nouvelle star de la liberté d'expression
* Christopher J. Ferguson est professeur de psychologie à
l'université Stetson (Floride). Il est l'auteur de Moral Combat : Why the War on Violent
Video Games is Wrong, du roman Suicide Kings et
de How Madness
Shaped History (janvier 2020). Vous pouvez le suivre sur
Twitter @CJFerguson1111
**Cet article est
paru dans Quillette.
Quillette est un journal australien en ligne qui promeut le
libre-échange d'idées sur de nombreux sujets, même les plus polémiques. Cette
jeune parution, devenue une référence, cherche à raviver le débat intellectuel
anglo-saxon en donnant une voix à des chercheurs et à des penseurs qui peinent
à se faire entendre. Quillette aborde des sujets aussi variés que la
polarisation politique, la crise du libéralisme, le féminisme ou encore le
racisme. Le
Point publiera chaque semaine une traduction d'un article paru dans
Quillette.
Les
réseaux sociaux sont un piège que l’on ne peut empêcher, c’est le coté pervers
de la communication à tout va, par forcement la vérité éditée sur ceux-ci, mais
il faut se garder d’y raconter sa vie !
On a ouvert
la boite pandore, mais on ne peut pas la refermer !?
Il
faut toujours dire ce que l'on pense si possible calmement, en prenant le temps
d'expliquer ces opinions et arguments, car c'est notre principale liberté en France
qui est un bien précieux qui hélas est quelques fois érodé par des bien-pensants
hypocrites donneurs de leçons, parce que cela les gêne dans le pouvoir qu’ils
exercent, surtout si ce sont des vérités pas bonnes à dire les concernant !
Etant
donné que l’on voit bien que ces libertés d’écrire de parler ou de lire sont
mis à mal, il faut se souvenir que dans notre histoire ces censures et autres
interdictions diverses ont été combattues par des hommes de bien qui en on subit
les conséquences et perdu la vie, par leur courage et on le voit encore maintenant
dans certains pays !
Si
notre monde régresse sur ce sujet, les pays libres civilisés dans nos
démocraties évoluées dévieront vers des démocratures qui glisseront vers des
dictatures, ce qui a déjà eu lieu pour certains !
La
parole est la seule arme contre la bien-pensante et le politiquement correct
hypocrite dont se servent de plus en plus nos dirigeants de tous bords que nous
avons élus pourtant !
Le
principal défaut des hommes, c’est d’oublier le passé et leurs histoires
contemporaines et ils n’en tirent pas assez les leçons et reproduisent les
mêmes erreurs !
Car l'histoire à
tendance à se répéter...
Mais
on ne l’enseigne plus correctement à l’école !?
Jdeclef
11/01/2020 09h41
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