Comment la
Chine a pris le pouvoir à l’ONU
La crise
du coronavirus a montré l’efficacité de Pékin à placer ses pions dans les
institutions internationales.
L’intervention
a fait grand bruit. Le 29 janvier, au moment où le monde commence à
réaliser l’ampleur de l’épidémie de coronavirus, le directeur de l’Organisation
mondiale de la santé (OMS) affirme que « la Chine mérite notre gratitude
et notre respect ». De retour de Pékin, Tedros Adhanom Ghebreyesus,
lui-même infectiologue, salue les « mesures très sérieuses » prises
par les autorités chinoises, qui n’ont pourtant décidé des premières mises en
quarantaine que six jours plus tôt.
« Nous ne pouvons en demander davantage », souligne
l’ancien ministre éthiopien des Affaires étrangères, élu à la tête de
l’organisation onusienne en 2017 avec le soutien de Pékin. « La Chine
a identifié le pathogène dans un temps record et l’a immédiatement fait
connaître », certifie-t-il au sujet du virus, officiellement apparu dans
la ville de Wuhan le 8 décembre 2019, mais dont l’origine remonterait en
réalité au 17 novembre. Le responsable onusien se veut rassurant : « À
l’extérieur de la Chine, il n’y a que 68 cas confirmés dans 15 pays,
soit 1 % du total, et aucun mort. » Cinq jours auparavant, trois
premiers cas ont été déjà recensés en France.
Rhétorique officielle. « Le
président de l’OMS s’est révélé constamment favorable à la Chine dans cette
crise », relève François Godement, conseiller Asie à l’Institut Montaigne,
à Paris. « À l’inverse d’autres pays, il n’a pas émis une seule critique
contre Pékin. Or il n’a pas remis en question un seul instant les chiffres
donnés par la Chine et certaines de ses déclarations sont clairement
inacceptables. » Le 14 janvier, épousant la rhétorique officielle
chinoise malgré la multiplication des cas, l’OMS maintient qu’il n’existe
aucune preuve de contamination au Covid-19 entre humains.
Il faudra attendre jusqu’au 11 mars pour que son président
décrète l’état de pandémie mondiale. « La Chine a manifestement fait
pression sur l’OMS pour qu’elle ne fasse pas de déclaration qui aille contre
ses intérêts, alors que beaucoup d’experts de l’organisation alertaient quant à
une réalité différente sur le terrain », confie un diplomate occidental
qui suit le dossier de près. « Le problème, explique François Godement, est
que certains États, dont la France, se sont abrités derrière ces communiqués de
l’OMS pour retarder la prise de mesures publiques contre le coronavirus. »
Agences spécialisées. Le
biais pro-Pékin de l’Organisation mondiale de la santé n’est que la dernière
illustration en date de l’influence grandissante de la Chine au sein de l’ONU.
L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO),
l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi),
l’Union internationale des télécommunications (UIT) ou encore l’Organisation de
l’aviation civile internationale (ICAO), pas moins de quatre agences
spécialisées de l’ONU sur quinze possèdent un ressortissant chinois à leur
tête, soit trois fois plus que tout autre pays au monde. « La Chine est en
train de prendre le pouvoir à l’ONU », avertit un haut diplomate français. « Cette
tendance est d’autant plus forte que les États-Unis de Donald Trump sont en
train de s’en retirer. »
L’entrisme qu’exerce la Chine aux Nations unies est d’autant plus
frappant qu’il tranche radicalement avec son comportement passé. « Au
début des années 2000, les Chinois n’étaient pas très visibles à l’ONU et
exerçaient une bienveillance généralisée », se souvient l’ancien diplomate
français Michel Duclos*, alors en poste à la représentation
permanente de la France à New York. « Au Conseil de sécurité, ils se
rangeaient derrière la Russie et ne montaient au créneau que lorsque leurs
intérêts directs, le Tibet et Taïwan, étaient menacés. Ils ont peu à peu pris
conscience qu’il y avait une place à se faire au soleil à l’intérieur du
système onusien, autrement dit en investissant certaines positions clés. »
Élection surprise. Le
symbole le plus probant est sans doute l’élection surprise en
juin 2019 du candidat chinois Qu Dongyu à la tête de la FAO.
Vainqueur dès le premier tour avec 108 voix sur 191, le vice-ministre
chinois de l’Agriculture devance la Française Catherine Geslain-Lanéelle
(71 voix), candidate de l’Union européenne, et le Géorgien Davit
Kirvalidze (12 voix), soutenu par les États-Unis. « Tout le monde
sait comment les Chinois ont fait pour élire leur homme alors que celui-ci
était moins compétent que la candidate française sur tous les plans »,
dénonce Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France en Chine jusqu’à l’été 2019,
et qui a pris depuis sa retraite. « Cela leur a coûté infiniment plus cher
qu’à la France. »
Le cas d’Interpol
Elle ne fait pas partie de l’ONU, mais Interpol – basée à
Lyon – est également tombée dans l’escarcelle de la Chine, avant que le
pays ne saborde son propre succès. Meng Hongwei a été élu à sa tête en 2016,
mais, contre toute attente, il a été arrêté lors d’un séjour dans son pays
d’origine en 2018. C’est depuis un lieu tenu secret en Chine qu’il a transmis
sa lettre de démission à l’Organisation internationale de police criminelle.
Condamné pour « corruption », le premier président chinois d’Interpol
purge une peine de treize ans de prison.
Quatre mois plus tôt, Pékin n’a pas hésité à annuler
78 millions de dollars de la dette du Cameroun pour s’assurer du retrait
de son candidat Médi Moungui. « Au lieu d’exercer son influence au
siège de l’ONU, à New York, Pékin fait directement pression sur les capitales
africaines, qui sont particulièrement vulnérables », indique Richard
Gowan, chargé de l’ONU au sein de l’ONG International Crisis Group. Au total,
la Chine aurait dépensé plus de 200 millions d’euros dans sa campagne pour
la FAO. À côté, les 237 417 euros français font bien pâle figure. « Il
ne suffit pas d’annuler la dette des États et d’acheter des votes pour acquérir
une légitimité à l’ONU, fulmine le diplomate occidental. Cela doit
s’accompagner d’idées, d’une vision et de projets. »
Multilatéralisme. Le
nouveau « projet » de la Chine pour l’ONU n’est pourtant un secret
pour personne. Le président Xi Jinping l’a exposé en septembre 2015, lors
de sa première apparition à la tribune des Nations unies, à New York. Il
prononce alors une ode au multilatéralisme et annonce un renforcement important
de l’action de son pays au sein de l’organisation. Appelant à un nouveau modèle
de relations internationales axé sur le « gagnant-gagnant » afin de
forger une « communauté de destin pour l’humanité » – des
notions chères à Pékin –, le secrétaire général du Parti communiste
annonce l’envoi de 8 000 Casques bleus chinois auprès des forces de
maintien de la paix onusiennes. Deuxième pays contributeur de l’ONU en termes
de financement « obligatoire » (12 % du budget, contre 22 %
pour les États-Unis), la Chine augmente sensiblement ses financements
« volontaires », à dessein.
En 2015, le secrétaire général de l’ONU se voit mettre à
disposition un fonds d’affectation spécial pour la paix et le développement,
doté par Pékin de 2 milliards de dollars sur dix ans. « Ce fonds
permet à la Chine de s’acheter à la fois une bonne image ainsi qu’une certaine
influence sur l’action d’Antonio Guterres, pointe le diplomate occidental.
En réalité, Pékin veut influer sur le système onusien de l’intérieur pour
l’orienter selon ses propres intérêts. » Le multilatéralisme version
chinoise vise avant tout à asseoir la domination de la Chine et de ses
principes : l’État souverain et la non-ingérence. « En réalité,
la Chine fait à l’ONU du multibilatéralisme, explique Jean-Maurice Ripert, qui
a également représenté la France à l’ONU à la fin des années 2000. Elle agit
telle une roue de bicyclette qui commande ses 192 rayons. Mais à la
différence des autres puissances, elle avance masquée. »
Dépendance. Pour la
Chine, l’ONU est en réalité plus un moyen qu’une fin en soi, d’autant qu’elle
n’hésite pas, en parallèle, à développer ses propres initiatives
concurrentes : les Brics (groupe de pays en développement regroupant le
Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud), la Banque asiatique
d’investissement pour les infrastructures ou encore les nouvelles routes de la
soie. Autant de projets « internationaux » centrés autour de Pékin,
qui accentuent en fait la dépendance vis-à-vis de l’empire du Milieu. « L’ordre
multilatéral libéral coûte beaucoup plus à la Chine qu’elle ne lui
rapporte, raconte le haut diplomate français. On assiste donc à une
volonté de déconstruction méthodique de l’ONU par Pékin. »
Les fonctionnaires chinois investissent la moindre
sous-commission, tentent d’influer sur le moindre texte, pour y intégrer les
idées du Parti. « De façon systématique, la Chine inonde les textes de
l’ONU de ses concepts pour saturer l’espace public et freiner ou empêcher toute
initiative contraire à ses intérêts ou à ses dogmes », explique François
Godement. Les notions de « gagnant-gagnant » et de « communauté
de destin pour l’humanité » se retrouvent ainsi dans des résolutions
sur l’Afghanistan, le désarmement dans l’espace ou encore le développement
socio-économique de l’Afrique. « Les slogans multilatéralistes ne sont que
de l’habillage en contradiction avec la pratique réelle de la Chine, juge
le sinologue. En réalité, Pékin traite en bilatéral, pays par pays, et
instaure ainsi un rapport de force. » C’est de cette façon en tout cas que
la Chine a géré la question de l’envoi en Europe des masques de protection
contre le Covid-19.
Pouvoir de blocage. Aux
Nations unies, Pékin use et abuse de son pouvoir de blocage, bien au-delà de
son droit de veto. Au cours de la dernière décennie, elle a formé, plus que
tout État au monde, des coalitions de pays visant à neutraliser les textes qui
lui déplaisent. Opposée, par exemple, à tout projet d’élargissement du Conseil
de sécurité, qui pourrait bénéficier à son rival japonais, la Chine n’a pas
hésité à menacer la Jamaïque, dont le représentant Courtenay Rattray
travaillait en 2015 à réformer l’institution. « Les Chinois se sont
directement rendus à Kingston et ont menacé les autorités de pénalités sur le
plan économique si elles ne reculaient pas, raconte Richard Gowan, de
l’International Crisis Group. Beaucoup de diplomates onusiens trouvent ces
méthodes trop brutales. Certes, tous les pays de l’ONU savent être durs pour défendre
leurs intérêts. Mais les Européens, notamment, estiment que la Chine est
devenue trop forte, trop vite. »
Un secteur bien spécifique concentre l’attention de Pékin :
les droits de l’homme. Si elle a beaucoup investi dans les forces de maintien
de la paix, dont elle est le deuxième contributeur (15 % du budget), la
Chine œuvre à y supprimer tous les postes liés aux droits humains. « La
Chine estime que la question des droits de l’homme est une valeur occidentale
qui ne la concerne pas, analyse Jean-Maurice Ripert. Pékin, qui agissait
auparavant de manière plus feutrée, dénonce aujourd’hui ouvertement les
libertés fondamentales qu’elle s’est pourtant engagée à respecter. » Au
sein du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, les pratiques de la Chine sont
saisissantes.
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