« Un taliban m’a frappée
si violemment que j’ai perdu mon bébé »
REPORTAGE. À Kaboul ou en
province, la résistance s’organise contre les autorités intégristes et des
écoles clandestines pour filles ouvrent leurs portes.
Des
cris de colère résonnent dans le district de Shar-e Naw à Kaboul :
« Pain ! Travail ! Liberté ! Participation
politique ! » Une trentaine de femmes avancent d’un pas énergique,
avec une détermination qui semble braver toute logique. Arpentant la neige
fraîche de l’hiver kabouliote, elles sont parties du New City Park et prennent
la direction des bureaux des Nations unies. De tels cris de protestation se
font rarement entendre dans la capitale afghane tant il est dangereux pour ces
femmes de défendre leurs droits. Leurs libertés régressent petit à petit depuis
le retour des talibans au pouvoir le 15 août 2021.
Les manifestantes sont lucides. Elles savent que la répression
talibane peut frapper à tout moment. Mais elles n’ont rien à perdre, explique
l’une d’elles, Médina : « Les talibans veulent m’enlever mes droits,
alors je n’ai pas peur de leur faire face ! » Durant la marche qui
dure une heure, elles croisent un groupe de talibans : « L’un d’eux a
pointé son fusil sur moi, s’émeut Médina, je suis sous le choc, mais d’autres
manifestations sont prévues et je descendrai de nouveau dans la
rue ! »
Le
26 décembre, une nouvelle restriction a été imposée : les femmes qui
souhaitent se déplacer à plus de 72 kilomètres de leur domicile n’ont plus
le droit de le faire qu’accompagnées d’un mahram, un homme de leur famille. Après la chute de
Kaboul, le ministère des Femmes a été remplacé par le ministère du Vice et de
la Vertu. Lorsque les talibans ont besoin d’une main-d’œuvre féminine, comme
dans le secteur de la santé, leurs emplois sont préservés mais dans d’autres
domaines, leur travail est menacé.
En novembre, les nouvelles autorités ont interdit par décret le
métier d’actrice. Les sportives ne peuvent plus non plus travailler, car
Ahmadullah Wasiq, le responsable de la commission culturelle talibane, a jugé
que« le sport n’est pas une activité pour les femmes ». Les
restrictions portent aussi sur les tenues vestimentaires. Les journalistes
femmes peuvent encore travailler à la télévision, mais elles ont obligation de
porter le hidjab.
BHL – Il fait nuit en Afghanistan
L’étau qui se resserre n’est pas seulement le fruit de décrets
officiels. La régression se fait aussi de manière arbitraire dans une société
qui reste très conservatrice. Si aucune interdiction n’a été clairement
édictée, « les juges femmes, les policières et les responsables politiques
ont été menacées par les talibans et beaucoup ont quitté leur emploi »,
note Yasmine, une militante. Les Afghanes souffrent non seulement des pressions
des autorités, mais aussi des mesures prises par leurs employeurs. De nombreux
chefs d’entreprise ont interdit à leurs employées de revenir au travail,
parfois par adhésion à l’idéologie intégriste des talibans, mais parfois aussi
par peur. Certains anticipent déjà un durcissement du régime dans les prochains
mois.
« Si les talibans nous tuent »
Beaucoup d’Afghans s’autocensurent, car ils gardent en mémoire la
terreur patriarcale des années 1996-2001, lors du premier gouvernement taliban.
Ces vingt dernières années, sous le pouvoir pro-occidental, les femmes avaient
bénéficié d’une amélioration de leur condition, surtout dans les milieux
libéraux principalement concentrés à Kaboul. Sous la pression américaine et grâce
à l’action de la société civile, elles avaient arraché avec difficulté de
nombreux droits. Certaines avaient réussi à faire carrière, à occuper des
postes à responsabilité, à adopter des modes de vie individualistes et à faire
appel à la justice en cas de violences conjugales. Ces acquis s’effondrent
aujourd’hui comme un château de cartes, mais certaines Afghanes refusent d’y
voir une fatalité.
Non loin de Madina bazar, un marché de Kaboul, des
femmes arrivent par petits groupes de deux ou trois, pour ne pas attirer
l’attention. Elles toquent nerveusement à la porte d’une maison en examinant la
rue avec inquiétude. Les talibans ne sont jamais loin. « On ne doit pas
attirer l’attention en montrant qu’on a organisé un regroupement de femmes
libérales », chuchote Zahra, 27 ans. Elle prend place dans un
fauteuil du salon. Les militantes qui la rejoignent la saluent. Habillée
pudiquement d’un pantalon ample et d’un large manteau, elle porte un voile bleu
azur à la mode libérale afghane : une mèche de cheveux dépasse.
Zahra est à la
tête du groupe féministe Unité et solidarité des femmes afghanes, dont une
quinzaine de membres sont rassemblées aujourd’hui. « Nous nous sommes
rencontrées durant la première manifestation, le 3 septembre »,
indique-t-elle. Depuis, à chaque nouvelle mesure contre les droits humains,
elles sont redescendues dans la rue. La répression fut violente :
« J’étais enceinte de trois mois. Un taliban m’a frappée si violemment que
j’ai perdu mon bébé », raconte Khatool, la gorge serrée.
À la suite de ces violences, pendant plus d’un mois, elles se sont
mobilisées dans des lieux privés, à l’intérieur. Elles se filmaient et
publiaient leurs slogans sur les réseaux sociaux : « Nous voulons
l’égalité ! », « N’oubliez pas les femmes afghanes ! ».
À la mi-décembre, la mobilisation de rue a repris. Le mouvement compte
quelque 120 femmes, principalement à Kaboul, mais « la moitié
seulement se rend aux manifestations, note Zahra. Pour une raison simple :
si les talibans nous tuent, il faut que d’autres femmes soient là pour
continuer la lutte. »
Nous devons nous battre
contre les talibans mais aussi contre nos frères et nos pères.Une
militante afghane
Déjà avant l’avènement de l’Émirat islamique, ces femmes avaient
développé une conscience féministe. Car même sous le gouvernement soutenu par
les États-Unis et leurs alliés de l’Otan, qui s’est effondré à la suite du
départ des militaires occidentaux, les inégalités hommes-femmes étaient criantes.
Selon Mélissa Cornet, chercheuse en droits humains à Kaboul, « la loi
afghane condamnait certes les violences liées au genre à travers la loi
EVAW adoptée en 2009. Cependant, le texte adopté l’a été par décret
présidentiel, sous pression de la communauté internationale, et n’a été
appliqué que de manière très limitée. Tout ce qui touche à la femme, ses
libertés, son corps, sa sexualité, reste sous le contrôle de la famille,
c’est-à-dire des hommes de la famille. »
Le président fantôme d’Afghanistan
Une réalité confirmée par les féministes : « Nous devons
nous battre contre les talibans mais aussi contre nos frères et nos pères,
affirme une militante, Sakina, car dans chaque maison, un homme partage la même
philosophie que les talibans. » Les femmes sont souvent assignées à
résidence, condamnées aux tâches ménagères et à la procréation, et pas
seulement dans les campagnes. Certaines sont contraintes par leur famille au
mariage dès l’âge de 13 ans, d’autres empêchées d’étudier à l’université.
Dans ce pays où l’honneur et le respect de la figure paternelle sont centraux,
peu de place est laissée aux choix individuels.
« Nous ne resterons pas silencieuses »
Dans la très conservatrice Kandahar, même avant le retour des
talibans, les Afghanes devaient porter la burqa ou le niqab lors de leurs rares
sorties : « Les visages des femmes étaient déjà inexistants »,
assure Abdul, un habitant de la ville. Mais au moins, un cadre légal existait,
ouvrant la voie à l’amélioration de leur condition. Des droits que les talibans
remettent en cause, notamment pour l’accès à l’éducation des filles. Le
15 août, l’ensemble des écoles ont fermé. Dans les semaines suivantes, les
talibans ont autorisé la réouverture du primaire pour tous les enfants, mais du
secondaire seulement pour les garçons. À partir de 12 ans, âge de la
puberté, les filles sont privées d’école dans la plupart des provinces.
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